Cette notion peut paraître, au premier abord, archaïque, dépassée ou superficielle, si nous la réduisons à des poncifs sur le bon goût, à ce qui est tenu pour «gracieux» parce que consensuel, par exemple. Mais si nous en approfondissons la polysémie, nous découvrons la richesse, la valeur fortement symbolique de cette notion et son actualité, parce qu’elle peut s’opposer à certaines tendances contemporaines.
L’étymologie latine de la notion de «grâce»
En Latin, gratia désigne la reconnaissance d’un service rendu, le remerciement, la gratitude, avec son antonyme, l’ingratitude. Proche du terme gratis, qui signifie ce l’on fait sans exiger de salaire, rien que pour le merci, le mot ouvre sur le sens éthique de gratuité, et répond ainsi au consumérisme qui enferme tant de nos concitoyens dans une consommation effrénée. La grâce nous inviterait à la sobriété…(cf, le renard du Petit Prince), la grâce s’opposant à la marchandisation du monde.
Une autre acception du mot gratia est l’amitié, le sentiment de bonne intelligence, de bon accord entre les personnes, de réconciliation. Sur le plan politique, il peut avoir le sens de crédit, d’influence. Un «état de grâce», en ce domaine, désigne une situation où le pouvoir bénéficie d’une opinion favorable. Enfin, le latin médiéval a développé la valeur religieuse de faveur divine.
L’étymologie grecque de la notion de «grâce»
En Grec, le mot charis a une tout autre fortune. C’est un mot plus solaire, plus lumineux, puisqu’il est fondé sur la famille de chairô « je me réjouis ». Charis exprime la joie, celle que l’on éprouve, celle que l’on partage. Les grecs de l’Antiquité se disaient bonjour en disant «Réjouis-toi!». Ainsi la grâce peut traduire une dynamique joyeuse de l’être, quand nous sommes en accord avec nous-mêmes, nous parlerons aussi d’«état de grâce» , quand nous nous sentons dans une démarche créatrice, poétique, artistique, ou dans les moments privilégiés de communion avec la nature.
Rappelons-nous Albert Camus et Noces à Tipasa «Non, ce n’était pas moi qui comptais, ni le monde, mais seulement l’accord et le silence qui de lui à moi faisait naître l’amour.» Dans ce passage, Camus chante une communion au monde d’où toute altérité s’efface, et dont la notion de temps aussi s’efface, il n’y a plus que la joie, la grâce de l’instant présent, éphémère peut-être mais intense, et dont l’effet sera rémanent . Camus pourra écrire plus tard, dans Le retour à Tipasa «Au milieu de l’hiver j’apprenais enfin qu’il y avait en moi un été invincible.»
La grâce, dans un monde d’urgence, où il faut aller vite , cliquer et zapper vite, où l’économie numérique capte notre attention de façon permanente, c’est peut-être réaffirmer notre droit à la lenteur, à une relation au temps paisible, contemplative, pour , comme le disait Goethe, «ne pas oublier de vivre» «gedenke zu leben».
Dans un autre ordre d’idées, charis a donné charisme, charismatique, et nous pouvons réfléchir à la présence charismatique de certains leaders religieux, ou politiques, à leur influence rayonnante ou désastreuse…(telle l’ hindoue Amma , qui embrasse un nombre impressionnant de personnes dans le plus grand calme, ou tel dictateur qui exerce un pouvoir de fascination délétère sur ceux qui le suivent). Les pouvoirs de la «grâce», psychologiques, sociaux, sont toujours observables dans le monde d’aujourd’hui.
Il est un autre sens encore, plus subtil, plus profond, au mot charis. C’est l’emploi que le philosophe grec Plotin fait de ce terme dans un passage des Ennéades où il évoque «la grâce diffuse autour du Beau», cette qualité insaisissable qui échappe à toute définition, et que Vladimir Jankélévitch reprend et fait résonner dans de nombreux textes, ce «je -ne- sais- quoi» , cette grâce, «profuse et diffuse» ce charme indéfinissable, qui est partout et nulle part, et que le philosophe contemporain articule avec la musique… «charis épitéousa to kallei».
Rédigé par Elen Le Trocquer
illustration : Nicolas de Staël, Agrigente, 1954, huile sur toile, 73 x 82 cm