Bilan de la table ronde sur la Grâce – 9 mars 2024

Une introduction étymologique d’Elen Le Trocquer nous apprend que grâce vient du latin « gratia » qui désigne la reconnaissance d’un service rendu, proche du terme « gratis » en opposition avec la marchandisation du monde. Le mot a aussi son origine dans le grec ancien « charis » qui exprime la joie éprouvée et partagée. Si pour la chrétienté, la grâce est faveur divine, on parle d’état de grâce en politique lorsque le pouvoir bénéficie d’une opinion favorable et pour nous-mêmes lorsque nous vivons des moments privilégiés de joyeuse communion.

Dans cette introduction il est aussi fait mention du Duende, notion qui dans la culture hispanique désigne un « moment de grâce » où l’interprète, par un engagement corporel qui transcende sa maîtrise technique, sait toucher au plus profond son public qu’il s’agisse de musique, de danse ou de corrida comme le postule le poète Garcia Lorca dans une célèbre conférence sur la « culture authentique » et sa transmission.

L’objet de cette table ronde est justement de faire témoigner les intervenants sur la façon dont se manifeste cette expérience de la grâce ou du « moment de grâce » dans leurs pratiques. Chacun dans l’auditoire est aussi convié à partager ses expériences.

Étienne Paulin, à propos de la dernière scène du film de Chaplin « Les lumières de la ville », parle d’une émotion provoquée par quelque chose qui dépasse. Juliette Masure, dont la pratique professionnelle consiste à mettre en présence des êtres humains avec des chevaux, mentionne le terme d’isopraxie, mouvements conjoints expérimentés avec l’animal, vécu commun qui, lorsqu’il advient est source de joies. Stéphanie Chanvallon, dans l’auditoire, parlera de ses expériences de nage en plongée avec une orque et une raie manta, elle ajoutera qu’un « lâcher-prise » la conditionne, qui vient en écho à l’affranchissement du regard des autres dont parlera Étienne Paulin.

Magali Robergeau mentionne qu’en improvisation musicale mais aussi dans le travail avec les très jeunes enfants, le fait de ne pas utiliser la parole fait entrer en relation différemment, oblige, selon ses termes, à « sortir ses antennes ». On se donne des possibilités de rencontres et comme avec le cheval, la connexion peut se faire ou non mais c’est une grâce lorsqu’elle s’établit. Elen le Trocquer fait remarquer que l’animal appelle la justesse, à expérimenter – c’est à dire ressentir- une autre forme de co-présence avec lui.

Quand on se lance dans une improvisation avec d’autres, qu’on cherche à établir une relation avec un jeune enfant ou un cheval, on ne sera pas forcément entendu, suivi ou accompagné.  Il y a donc prise de risque et déjà celui de la désillusion.

Étienne Paulin mentionne le personnage de Léon, dans le film « L’acrobate » de Jean-Daniel Pollet, personnage terne, timide et solitaire qui, par hasard se trouve soudain aspiré par la passion du tango qui va transformer sa vie. Une grâce « lui tombe dessus », à laquelle il ne comprend rien au début mais c’est son corps qui se met en mouvement. On retrouve ici le Duende manifesté par une nouvelle relation entre corps et esprit, une nouvelle « présence à soi même » et aux autres à travers une pratique corporelle.

Magali Robergeau, plutôt que de parler de hasard préfère parler de conjonction d’un certain nombre de paramètres dont on sait qu’ils pourront se conjuguer, s’harmoniser.

Noël Uguen dans l’auditoire, intervient en parlant de chemins de connexion entre la musique et les corps si particuliers au tango qui lui paraît très différent d’autres danses qu’il a pu pratiquer : le tango argentin nécessite à la fois concentration et décontraction du corps et du mental. Il s’acquiert au long d’une pratique régulière et représente peut-être un chemin qui réconcilie le corps et l’esprit, à l’image des exercices liés au Tao.

Cette idée de chemin fait réagir Véronique Favarel qui dans sa pratique pédagogique de la danse y adjoint la notion de présence, présence à soi, présence à l’autre et le chemin peut se dessiner ou non, indépendamment d’un état de repos ou de fatigue. Cela, c’est « se sentir vivant », « vivant et vibrant » ajoutera Elen Le Trocquer.

Étienne Paulin aime ce mot de chemin et le réfère à l’engagement de l’interprète qui, en musique, privilégie la sincérité et l’émotion, assumant les réussites qui en découlent aussi bien que les possibles « ratés » ou imperfections. De certains instrumentistes à la technique parfaite n’émane aucune grâce, leur jeu est lisse, alors que chez d’autres, la beauté vient des imperfections qui signent leur singularité.

Stéphanie Chanvallon remarque que l’épuisement chez certains sportifs en compétition les fait lâcher quelque chose qui les amène à un niveau qui dépasse la simple technique. Sébastien Ocyan, dans l’auditoire, dans sa pratique de la peinture et Étienne Paulin dans l’écriture témoignent en ce sens d’un état de fatigue d’où peut surgir un surcroît de vie et un « agir » plus libre.

Veronique Pirlot, plasticienne et chorégraphe intervient en parlant de plénitude, une harmonisation de soi-même avec le monde entier, qui peut advenir dans une situation de vie très quotidienne.
Une autre voix de l’auditoire, celle de Thierry Gourvénec, observe une analogie entre la grâce et la notion de synchronicité que nomma le psychanalyste Carl Gustav Jung, on peut parler aussi de coïncidence.

Jean-Paul Mathelier lui répondra en concluant cette table ronde par un récit d’un moment vécu dans un site préhistorique où vient se glisser une coïncidence à travers l’alignement de certains mégalithes avec les astres qui éclairera ce mot dans la relation qu’il entretient avec la grâce.

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